"Les Inégalités de Bell" (2007 aux Presses du Midi)

                        EXTRAIT : Le voyage de Boubacar


Boubacar tapa une fois de plus dans les mains de ses copains qui le regardèrent s’éloigner dans la nuit agonisante. Ils l’observèrent jusqu’à ce qu’il disparaisse se fondant dans l’obscurité, ne pouvant s’empêcher de sentir la pointe de la jalousie griffer leur cœur. Ce sont des vies où un voyage vers Carcassonne peut ressembler à une croisière en Floride. Ils se décidèrent enfin à monter se coucher.  Le bus inondé de lumière crue, le magasin où Marcel, le vieil ouvrier, lui remit en souriant le petit carton avec les pièces et le billet de train puis les escaliers de la gare Saint Charles et les odeurs de café mêlées à celles des épices des restaurants populaires, tout entrait dans Bouba comme s’il en aspirait, avide et affamé, un torrent d’émotions dans un espace de liberté qui lui était jusqu’alors inconnu… Partir, se sauver, ailleurs… Concepts mille fois abordés, sempiternelles espérances de ces quartiers qui n’avaient en retour que les récits d’usines dans le Nord ou de réussites dans d’autres banlieues sous les uniformes de la Poste. Ailleurs…Oui, mais sans le soleil ni la mer. Les mêmes quartiers avec les mêmes détresses et les mêmes errements. Des quartiers où l’on ne peut même pas rêver de ressembler à quelqu’un car personne ne rêve plus. Alors, attendre ! Attendre dans un fatalisme de tous les instants, un fatalisme où la Méditerranée et l’Afrique se marient, en regardant passer les filles dont ici personne ne réclame qu’on les dissimule  sous des manteaux épais ou de quelconques voiles. Ici attendre en rêvant, comme cette terre en fut de tout temps le témoin. Attendre sous le mûrier de Provence ou le cyprès de Grèce. Attendre dans les vallons de Toscane ou les médinas de Tunisie, près des oueds du Maroc. Attendre dans cette immobilité que le soleil fige et que la mer rassure. Attendre dans cette immobilité fraternelle des peuples du Sud, écrasés d’espoir. Et il partait, enfin, sachant qu’il pourrait revenir, car est-il un autre enfer que celui du départ sans retour ? La fameuse mort du proverbe ne se fonde-t-elle  pas dans ce billet unique qui laisse sur le quai les restes d’une existence — quelle qu’en soient les richesses et les blessures — et vers l’horizon, un fantasme ?

Mais ce matin-là Bouba partait, comme en vacances, sachant qu’il reviendrait et, ne serait-ce les circonstances particulières de son entretien avec Ali, avec l’esprit de celui qui ne se lâche que d’une main lorsqu’il cueille des mûres par-dessus un fossé planté d’épineux. Il reviendrait, c’était juste une escapade. Alors il se mit à courir sur l’esplanade et monta quatre à quatre les escaliers de granit gris en riant de plaisir, se retenant même de hurler son bonheur !